Un jeune homme impétueux
Suite de plans tournés dans le centre d'une métropole : boutiques bien fournies, trafic dense que reflètent leurs vitrines. Mise en scène d'une URSS moderne, qui avance au même pas que l'Occident, quitte à céder sur la tendance consumériste qu'affirment les modes de vie. Un tramway passe, frappé d'un insigne à l'effigie de Lénine. Prochain arrêt, la gare. A l'intérieur, un homme qui était occupé à lire le journal prend ses valises avec hâte. Il ne descend pas à temps, fait rouvrir les portes qui venaient de se fermer, quitte le véhicule en échangeant des propos vifs avec le chauffeur. Cette petite scène révèle son impétuosité et sa difficulté à se mettre "dans la marche" des choses. Séquence alternée avec une jeune femme qui jette des regards autour d'elle, l'air soucieux : nous devinons qu'elle guette sa venue. Voix off masculine : "Ca c'est moi. Je suis pressé. Je m'appelle Vitia". Ce sera l'unique fois où nous entendrons en off la voix du personnage principal, ce qui apparaît comme une négligence de réalisation (un principe posé au départ devrait être repris par la suite). Nous voyons Vitia fendre la foule, éviter de peu le passage d'un camion, manifester son irritation en balançant ses bras. Plan sur sa fiancée qui vient de l'apercevoir : son visage se détend, elle sourit sans réserve, fait un signe pour se manifester, elle est amoureuse. Voix off masculine : "Ma fiancée s'appelle Lena." il explique qu'il doit encore accomplir un déplacement professionnel avant de se marier. Au moment où il la rejoint enfin, une file d'enfants s'interpose entre eux. Cette suite d'obstacles anecdotiques en annonce de plus sérieux. (01:21)
La place offre des perspective dégagées qui aboutissent à des architectures modernes, vitrées, avec des façades élancées. La ville soviétique est moderne. Les fiancés cheminent vers le quai de la gare, accompagnés par une fanfare qui marche en jouant. Elle préfigure celle qui animera leur mariage. Ils ont acheté un paquet de bonbons ; avisant un enfant donnant la main à sa maman, Vitia lui offre de piocher dedans en se baissant pour se mettre à sa hauteur. "Il est aveugle", lui dit sa mère d'une voix triste qui contraste avec l'air de fanfare qui continue de s'entendre. Gros plan sur l'enfant dont les lunettes noires reflètent par une image précise le visage décontenancé de Vitia. Premier signal qui le met en garde contre la dérive possible de sa trajectoire.(02:34)
Changement imprévu d'aiguillage
Dans le train qui file à vive allure. Vitia repliant le journal qu'il lisait avise sa voisine d'en face, femme plus âgée que sa fiancée, et différente physiquement, brune et lourde, jetant un regard indifférent au paysage enneigé qui défile derrière la vitre du wagon. On entraperçoit, nichés dans la plaine blanchie, un village et son église : rappel de la perspective du mariage aussitôt éludé. A l'occasion d'un arrêt en gare, la conversation s'engage enfin. Elle se poursuit dans le wagon restaurant. La batterie des effets métaphoriques ayant trait à l'attirance sexuelle est ici mobilisée sans grande subtilité : roues des wagons qui progressent à vive allure sur les rails, défilé des parois de wagons pour signaler l'accélération de l'allure du train, signal de circulation qui change de couleur, et dans le wagon-restaurant, cuillère que l'inconnue laisse tomber auprès de son pied gainé de soie et chaussé d'un escarpin brillant. En musique de fond, écho de la fanfare qui accompagnait sur le quai Vitia et sa fiancée, comme un souvenir embrumé des engagements sentimentaux mis en suspens. Rire de femme, irruption de train dans la nuit, titre en lettres lumineuses : "Chemin dangereux". (04:23)
Confidence amicale
Gros plan sur un plafond où des lampes chauffantes sont suspendues. Rires d'hommes en voix off. Raccord sur deux visages d'hommes dont celui de Vitia. Il a raconté à son ami son aventure du train qu'il juge plaisante et digne de vantardise. La caméra desserre sur des hommes disposés en cercle, habillés d'un unique caleçon, les yeux bandés, répondant à des instructions diffusées par une voix de femme enregistrée. Ils suivent une séance d'UV au "solarium de l'usine" ainsi que l'indique, à la fin de la séquence, un panneau disposé sur la porte de la salle. Cette séquence, comme celle de la gare, souligne la modernité des équipements de la société soviétique. L'ami fait allusion à la contamination auquel s'est exposé Vitia en faisant le geste de l'homme enrhumé. Il ajoute qu'il connaît un ami qui en a été victime suite à une semblable rencontre. Expression soucieuse de Vitia. Il se défend en répondant qu'il a pris un antibiotique (biomycine) par précaution. Voix féminine qui intervient hors champ sur un ton impérieux, raccord sur un visage de femme à l'expression sévère : "Ignorez-vous qu'il est dangereux de se passer de protection?" Elle fait allusion au fait qu'ils ont omis de mettre un cache sur leurs yeux alors qu'ils sont au solarium, mais le sens du message est double. Elle-même a chaussé des lunettes noires, comme le garçon aveugle. Son intervention brutale fait écho à l'apparition hostile et troublante de l'enfant. (05:48)
La maladie se déclare
Vitia a retrouvé sa fiancée. La séquence prend une allure de rêve éveillé. La perspective du bonheur conjugal prend la forme d'une visite dans les boutiques d'objets domestiques et de meubles. Les fiancés, rêvant devant les vitrines, font leurs choix dans une liesse commune. Les images de ville nocturne, brillant des feux des enseignes et du trafic, barbotent dans une musique de valse somnolente. En montage parallèle, des plans montrant les fiancés qui ont pris place dans un manège, riant aux éclats. En point d'orgue, dans une boutique aux parois et aux portes vitrées qui laissent voir la nuit étincelante au dehors, la scène du choix de la robe de mariée, exposée derrière une vitrine comme si elle attendait Lena pour être portée. Au moment où, dans le retrait d'une cabine d'essayage, sous le regard heureux de son fiancé, Lena se pare du voile virginal, Vitia croit voir, dans le miroir où elle se regarde, l'image de l'ami rencontré au solarium. Celui-ci lui répète sa question impertinente qui rappelle le danger vénérien auquel il s'est exposé : "Est-ce qu'elle t'a passé le rhume français?" Gros plan sur le visage de Vitia devenu soucieux. Le charme est rompu, il ne peut ôter de son esprit le souvenir de son incartade et l'appréhension qu'elle lui inspire. Zoom sur le dos de la robe de mariée, raccord de sa blancheur avec celle de la blouse d'un médecin.
Vitia face au médecin implacable
La voix du médecin, détachée, monocorde : " Vous avez un ulcère suspect, c'est douloureux?" Dézoom, Vitia apparait bord cadre gauche, de dos. Le médecin lui demande l'identité et le domicile de la femme qu'il a rencontrée dans le train. Changement d'angle à 180°, c'est désormais Vitia qui est de face. Avec un air sombre, il répond avec réticence aux demandes d'informations du médecin, comme s'il subissait un interrogatoire de sa part. Il connaît le prénom de la femme, la gare où elle descendue, pas davantage. Le médecin précise qu'il doit la retrouver pour l'examiner. "Si elle est en bonne santé, nous pourrons vous rassurer." Il explique ainsi à Vitia qu'il va enclencher une enquête pour remonter la chaîne de contamination. Le médecin ajoute que Vitia devra subir des examens en laboratoire : "S'ils ne trouvent aucun spirochète pâle aujourd'hui, revenez pour un second test". Vitia lui répondant qu'il voudrait des résultats rapides puisqu'il se marie dans dix jours, le médecin lui enjoint de reporter son mariage "jusqu'à ce que vous soyez rétabli". IL lui précise qu'il ne devra pas non plus "toucher sa fiancée". Au téléphone, il joint le dispensaire d'Otradnaia, la ville où l'inconnue s'est rendue : "Aidez-nous à retrouver une femme, la source présumée d'une infection."
Ellipse temporelle. Visage heureux de Vitia : les examens ne signalent rien. Mais le médecin lui rappelle que sa prise d'antibiotiques risque de masquer la présence des spirochètes. Si le résultat des tests demeure négatif, Vitia devra passer le test sanguin de Wasserman. En tous les cas, ajoute le médecin avec un sourire méchant, "le mariage devra être reporté".(10:47)
Vitia face à lui-même
Vitia dans sa chambre. Un intérieur caractéristique des jeunes hommes célibataires, de classe moyenne. Vrac d'objets sur les étagères ou le bureau, mais sans désordre : piles de livres, rouleau de papier, sacoche, combiné téléphonique, un appareil à bandes magnétiques. Aux murs, le crayonnage d'une rue ancienne, le portrait photographique de sa fiancée, et fichée derrière la photo, un petit cliché qui la représente aussi. Plus loin dans la séquence, nous voyons un paysage peint et une guitare acoustique pendus au mur opposé à celui contre lequel le bureau est rangé. L'environnement domestique de Vitia tel qu'il l'a arrangé trahit sa sensibilité artistique et son envie de gaieté. Vitia prend le combiné, compose un numéro après s'être passé la main sur la figure. En montage alterné, Lena au bureau d'une tour de contrôle. Il fait nuit, par les baies vitrées qui donnent sur la piste, nouvelle composition de transparence nocturne dans un environnement technologisé. Vitia décroche, le visage soucieux de Vitia reste en surimpression. Il ne se décide pas à parler, elle raccroche avec une expression d'indignation pour l'inconnu qui l'a importuné sans motif. Gros plan sur la main de Vitia qui raccroche à son tour. A côté du combiné, un livre sur la syphilis et ses traitements. En off, une voix grave et solennelle se fait entendre, elle définit la syphilis, ses voies de contamination. Les connaissances que le jeune homme acquiert par ses lectures nourrissent la voix de sa conscience qui les transforme en attendus justifiant un passage à l'action : à présent tu sais ça, pourquoi n'agis-tu pas en conséquence? Vitia, filmé de face, sort un paquet de cigarettes de sa poche, en prend une et l'allume. Il va à son armoire, en tire une valise, ôte sa chemise. Par la fenêtre, les lumières clignotantes éclairent son torse, posant leurs feux aux endroits où la peau est marqué par le mal. La voix de tout à l'heure rappelle le calendrier de la syphilis : "Environ 10 semaines après la contamination, le stade secondaire de la syphilis débute. Il se manifeste par diverses éruptions cutanées". Un fondu substitue le torse marqué à un dos de femme vêtue d'une robe semée de petites perforations. Quand elle se retourne, nous reconnaissons l'inconnue rencontrée dans le train. Elle prend une attitude provoquante, manie un porte-cigarette comme une mondaine - plus tard dans la même séquence, elle séduit un vieil homme au restaurant. Son rire se fait entendre, ainsi que des notes de piano dissonantes.
Retour à l'homme dont le dos n'est plus marqué : ses inquiétudes lui inspirent des visions. Elles se poursuivent quand il inspecte sa chevelure trouée ici et là, puis son mollet traversé d'une plaie. A chaque nouvelle découverte morbide, le rire de l'inconnue retentit. L'expressionnisme influence cette séquence, avec ses effets magiques d'ordre hallucinatoire qui visent à extérioriser les obsessions du personnage.(16:52)
Vitia face à ses responsabilités
Nouvelle entrevue avec le médecin dans le dispensaire. Alors que Vitia remet sa chemise, celui-ci lui dit que quoiqu'il n'y ait pas d'éruption cutanée d'identifiable, il sera nécessaire de le traiter pendant six mois. A Vitia qui lui apprend qu'il lui a caché qu'il connaissait le nom et l'adresse de la femme, le médecin répond qu'elle a été trouvée "sans votre aide, malheureusement". Le système de pistage des individus dans l'espace social, mis au point par l'institution sanitaire, fonctionne au point qu'il peut suppléer à l'absence de d'informations initiales. Cette efficacité dans le contrôle de la population renforce l'autorité de l'Etat qui en est responsable. Le médecin fait la morale : Vitia a agi comme tous les hommes après l'aventure d'un soir, avec inconscience et inconséquence, mais "toute famille se fonde sur la responsabilité." Vitia se défend. Il répond comme s'il avait déjà subi plusieurs fois ce type de remontrances de la part de détenteur d'une autorité publique, et qu'il était excédé de ces injonctions humiliantes : "Je suis entouré de responsabilités : travailler, conduire un scooter, même être avec une femme est une responsabilité. Je ne veux pas." D'un geste impulsif, il quitte le cabinet du médecin, rejoint le couloir du dispensaire. Avançant vers Vitia, au son de sa canne qui sonde l'espace devant ses pas, le petit aveugle qu'il avait entrevu au début du film. La voix off de tout à l'heure, masculine, au ton solennel, annonce que la cécité de cet enfant est dû à la conduite irresponsable de son père. Malade, il n'a pas poursuivi le traitement prescrit par le médecin. "Il a quitté la ville et s'est marié, sa femme ignorait tout." L'enfant est donc un cas de syphilis congénital, "la syphilis des innocents" (cf. Bonah, Linte, Wenger, Maladies infectieuses sans fin, Condé-sur-Noireau, 2022). Dans les lunettes du garçon, Vitia affronte de nouveau, doublement reflété, l'image de son visage d'homme désormais coupable. Le commentaire ajoute : "Un homme doit toujours être responsable de ses actions". La leçon dépasse le cas dont il est question, elle vaut pour toutes les situations, y compris les plus intimes, qu'un citoyen soviétique, qui n'en est pas moins homme, est amené à vivre. Vitia quitte l'enfant sans lui parler, et se met à courir dans le couloir : pour fuir, ou bien pour réagir au plus vite? Dehors, il rejoint la jetée du port. La nuit est tombée, il a cessé de courir, marche en fumant. La voix solennelle ajoute : "Un pas inconsidéré, l'impulsion d'une minute, et toute la vie, l'amour, le bonheur, sont mis en danger." La caméra a desserré sur Vitia, comme si le film prenait ses distances avec son destin. Plongée sur une place bondée de trafic, sur une chaussée déserte et sombre, traversée de halos lumineux. Vitia, toujours indécis, les arpente d'un pas solitaire. Musique énigmatique jouée par un mellotron. Générique de fin.