Ensemble par la musique
Gros plan sur une plaque accrochée à un portail : "Centre d'études et de recherches pédagogiques et psychanalytiques - Ecole expérimentale de Bonneuil s/ Marne - tél 899-64-61". Un battant du portail s'ouvre, une tête d'homme apparaît, de dos, dans le bord cadre droit. Indistinctement s'entend une musique jouée avec des percussions et des clochettes et flûtes. Travelling avant sur un cabanon en ciment, installé dans une aire clôturée dont le sol est couvert d'herbes sauvages et jonché de planches ou de pièces métalliques. Le bâtiment se voit derrière un arbre, une chaise de réunion est posée devant. Commentaire énoncé par une voix d'homme : "Ce petit jardin, c'est celui de l'école de Bonneuil aux portes de Paris. Maud Mannoni, Robert Lefort, Yves et Rose-Marie Guérin, et un groupe d'étudiants ont fondé l'école en 1969. Vingt enfants vivent ici..." Cut, plan poitrine avec la tête hors champ sur un adolescent qui bat frénétiquement une cymbale avec un maillet. Un recadrage permet de découvrir son visage où se dessine une expression de jubilation. derrière lui, des panneaux d'aggloméré couverts ici et là de barbouillages à la gouache - on identifie notamment le dessin d'un coeur et un autre de visage. Les plans qui succèdent montrent un piano installé derrière un canapé, aux touches arrachées. D'autres enfants évoluent dans la pièce, d'âges mélangés. Des adultes les accompagnent. Enfants ou adultes jouent d'un instrument ou tapent dans les mains. L'ambiance est à la liesse collective. "Un tiers sont autistes, c'est-à-dire détachés du monde extérieur et repliés sur eux-mêmes. Ils ne parlent pas. Un autre tiers sont psychotiques, on les nomme ailleurs qu'ici 'fous'. Ceux-là sont arrivés dans un état désespéré. On disait d'eux qu'ils étaient inguérissables. Ils vivent ici maintenant avec un dernier tiers d'enfants, normaux ceux-ci, qui refusent simplement le lycée et la société. Ici, tout est ouvert, ils sont libres. Ils ne prennent pas de médicaments, ils peuvent presque tout faire sauf mettre en danger la vie des membres des autres communautés. Tous ensemble posent au fond la même question : qu'avez-vous inventé pour nous? Pour nous qui aimons le désordre et qui ne supportons pas l'ordre que vous voulez nous imposer. Cette question, c'est d'abord à eux-mêmes qu'ils la posent, puis aux adultes qui vivent autour et avec eux - enfin, c'est la société qu'ils interrogent". La finalité du film est énoncée : à travers une expérience pédagogique qui les prend en charge, il s'agit de rencontrer et comprendre des enfants qui, par leur situation psychiatrique qui les rend marginaux et incompatibles avec les normes sociales, invitent à un regard critique sur la censure et les inhibitions qu'elles secrètent.
Refus de "rentrer dans les boîtes"
Le commentaire ajoute cette remarque dénonciatrice : "depuis cinq ans, la société fait la sourde oreille. Bonneuil ne reçoit aucune subvention." L'expression "sourde oreille" appliquée à la "société" amène à retourner contre elle le stigmate dont souffrent les patients autistes. "Pourquoi? Parce que Bonneuil pose des questions au lieu d'y répondre ; parce que Bonneuil refuse de rentrer dans les boîtes que la société a prévues pour soigner les enfants qu'on dit 'fous'. Parce que Bonneuil ne fait rien comme tout le monde." Par métonymie, le commentaire confond le centre avec la localité où il se trouve et fait de "Bonneuil" un personnage. Son organisation devient un comportement ; ses directives deviennent une posture. La caméra continue d'errer parmi les personnes qui sont pour la plupart munies d'un tambourin, tapant dessus sans souci de tenir un rythme, encore moins de synchroniser leurs frappes. C'est un vacarme collectif qui offre un défoulement où chacun s'accompagne des autres, reconnait dans l'attitude des autres le besoin qu'il assouvit lui-même. Une expression hagarde, hostile, ou mélancolique se dessine cependant sur le visage de quelques jeunes. "Ici, on se demande qui est fou : l'enfant ou le groupe social dont il est issu?" Cut, gros plan sur la poignée de porte du cabanon, qui pourrait servir pour la porte d'une pièce intérieure, dézoom, la musique jouée par les patients et leurs accompagnants continue de se faire entendre dans la bande son, extra-diégétique (on ne l'entend pas à travers les cloisons du cabanon mais comme si on continuait d'être dedans), ponctuée de cris d'enfants. Apparition en infographie du titre du film, du crédit de la réalisation, puis : "ce film est dédié aux enfants de Bonneuil." (02:39).
Institution éclatée
Le commentaire précise que la vocation de l'établissement est d'être "éclaté", c'est-à-dire "ouvert sur la vie". Exemple avec Paul, un enfant pris en charge à Bonneuil, à présent apprenti cuisinier au restaurant de la Faculté de Vincennes. Le commentaire, décrivant sa situation, poursuit son discours sur l'injustice sociale dont sont victimes les enfants inadaptés, ici dans le contexte professionnel. Le chef cuisinier, interrogé dans les cuisines de la Faculté, en présence de Paul qui travaille à extraire des frites de la friteuse, insiste sur le désir de celui-ci de venir travailler ici. "On lui montre quelque chose, il le fait bien". Le commentaire explique que chaque enfant est accompagné par un "stagiaire bénévole" qui devient son référent, appelé à rendre compte aux éducateurs de Bonneuil de cette première expérience professionnelle. Retour dans l'établissement où Paul est chargé de cuisiner pour les enfants. Le commentaire fait part de l'expérience de responsabilisation collective que suppose le séjour dans Bonneuil : les enfants pris en charge ont leur part dans les tâches quotidiennes, avec la gestion du budget. Le commentaire rappelle que celui-ci est réduit faute de subvention. Scène de réparation du réservoir des toilettes, la confrontation à la trivialité du fonctionnement d'un logement fait partie de l'apprentissage proposé. (05:41)
"Arrête de dire des gros mots"
Maud Mannoni en entretien avec Guy Seligmann. Ils marchent tous les deux dans les allées du petit jardin. "Bonneuil accueille les enfants troublés du système, que ce soit le système scolaire, familial ou social." Elle ajoute que les adultes responsables dans la structure sont également "troublés du système" puisqu'ils refusent de travailler dans un hôpital ou un lycée. Il est donc question d'un compagnonnage entre les deux types de personnes qui séjournent à Bonneuil, qu'elles soient responsables ou pros en charge, engagé par un même sentiment de malaise devant les exigences de norme imposées par la société. Désignés "par la société" comme "psychotiques ou débiles", les enfants sont ici accompagnés par des personnes qui "ne s'interrogent plus sur ce que c'est que la maladie mentale". Guy Séligmann n'interroge pas Maud Mannoni, ou du moins, le montage ne le montre pas. Il est à l'écoute de son discours. "Dans ce milieu là, ajoute-t-elle, on ne sait plus qui est fou et qui ne l'est pas." Son but est que les personnes se découvrent elles-mêmes et identifient leurs propres désirs. Elle aborde la question de la raison d'être du film, démarche caractéristique de la relation militante au cinéma, surtout quand le film concerne une institution : pourquoi est-il fait, quel est son parti à l'endroit de l'institution, comment sera-t-il accueilli? Pour Maud Mannoni, relayant la crainte que des parents d'enfants auraient exprimé, le danger que présente cette réalisation est qu'elle les stigmatise davantage. Elle préfèrerait que son propos s'attache davantage à mettre en cause la société qui est responsable de leur souffrance. A cet instant, comme par un fait exprès, alors que Maud Mannoni et Guy Séligmann passent devant la cabane montrée dans la première séquence, sa porte s'ouvre et une jeune fille en sort. C'est un effet heureux du hasard parce que l'ouverture de la porte s'inscrit dans le champ dans l'espace qui séparait l'un de l'autre. La jeune fille interpelle Maud Mannoni en lui demandant d'arrêter "de dire des gros mots". Celle-ci ne se trouble pas, esquisse un geste d'affection envers elle, continue sont propos.