"Tu es à Bonneuil?"
Musique par des instruments à vent, traversée de cris inarticulés. Vues sur les locaux de Bonneuil et son jardin. Panoramique sur la salle de classe avec son tableau noir, vues extérieures sur le jardin traversé par une longue allée rectiligne et une cour avec une longue table posée au milieu, couverte d'une toile cirée. Travelling avant dans la profondeur étroite de la pièce de cuisine, une voix d'enfant intervient : "Tu es à Bonneuil?". Un texte infographié apparaît dans le champ : "en 1977 l'école expérimentale de Bonneuil (hôpital de jour) a accueilli soit ici, soit en province, une vingtaine d'enfants et adolescents". La caméra, continuant de musarder dans les différentes pièces du pavillon, surprend ce petit mot qui tient sur un pan de mur par un bout de ruban adhésif : " je tisse avec un nouveau métier à tisser, un grand tapis. / Bonjour à tous. Anne (suit un nom écrit comme une signature)". Panoramique extérieur sur la maison de Bonneuil et la rue dans laquelle elle se trouve pour montrer que le lieu choisi pur cette expérimentation éducative est inscrit dans un environnement paisible de banlieue, avec ses maison basses pourvues de jardinets, chaussées larges au trafic rare. Interjetés, des plans d'un enfant à la plage. Deux espaces-temps distincts sont réunis par ce montage parallèle qui évoque la notion d'institution éclatée qui qualifie Bonneuil : une même institution qui articule différents lieux d'activités. (02:47)
"...Cité de la mort?"
Travelling par caméra embarquée qui longe le bord d'une autoroute avec sa végétation basse par-dessus lequel se dresse, à mesure que le plan se prolonge, une succession spectaculaire de hautes barres dont l'aspect massif et répétitif est caractéristique de l'architecture des grands ensembles des années 70. Une voix en off : "Lorsqu'on est venu tourner l'autre jour ici, un adolescent nous a posé la question : 'pourquoi est-ce que vous venez tourner dans cette cité de la mort?'" Pendant que le travelling traversant le paysage bétonné se prolonge, une autre voix rapporte le récent fait divers qui a marqué les lieux - un suicide par balles d'adolescent. Cut, dans une pièce, Maud Mannoni avec un homme qu'une intervention infographique désigne comme un curé. C'est lui qui vient de parler. Il poursuit en disant qu'il n'a jamais entendu l'expression "cité de la mort" associée à Bonneuil : "Au contraire... On m'avait dit quand je suis arrivé il y a six ans : ' dans les grands ensembles, dans les cités, il y a rien...' Je trouve au contraire à Bonneuil beaucoup de liens entre les gens." Retour au travelling interminable le long de blocs identiques. La voix du curé en off évoque les jeux de enfants qui témoignent qu'ils grandissent dans une culture de violence, puis des accidents comme un enfant qui a été blessé avec une arme à billes de plomb ou un incendie dans une cage d'escaliers. Raccord avec le témoignage d'une femme qu'une intervention infographiée désigne comme l'adjointe au maire de Bonneuil, elle-même, selon son propos, "produit des HLM". Sa voix se fait entendre en off alors que la caméra explore une cité, avec ses aires de pelouse qui séparent les blocs. Elle déplore une organisation sociale qui empêche la vie familiale de s'épanouir. "Il est rare que des familles tiennent le coup parce que : la femme travaillant, le mari travaillant, n'ayant pas les structures d'accueil comme la crèche ou les centres de loisirs, les colonies de vacances et même la rue, les enfants ne se sentent pas bien chez eux - les parents rentrant trop tard le soir, les parents n'ont plus le temps de discuter avec leurs gosses : c'est un drame !" Toute cette séquence plante le décor de la banlieue contemporaine et fait entendre des témoignages qui résument le débat dont elle fait alors l'objet : la banlieue moderne, décor monotone et anonyme, zone en carence de services, qui défait les liens traditionnels, encourage la jeunesse à la délinquance, mais génère aussi, peut-être par la difficulté même de ses conditions de vie, une sociabilité spécifique. (04:58)
Louis-Benoît : "il était malheureux"
Par contraste avec la séquence précédente, saturée de vues urbaines en plans généraux et anonymes, nous retrouvons l'enfant que nous avons vu dans la séquence précédente, jouant à la plage, allant chercher une femme (peut-être sa mère) pour qu'elle l'accompagne dans ses jeux avec le sable. Une intervention graphique le nomme "Louis-Benoît". Long travelling dans une chambre puis un escalier. Le sol, les marches sont jonchés, de jouets, de vêtements, de bouts de papier aluminium. La literie du lit est retournée, avec, oubliés dans les noeuds des draps, une oreille et un bras en plastique. En off, la voix de la mère témoigne de ses efforts pour l'accompagner nuit et jour et satisfaire au mieux ses souhaits, mais aussi de la propension qu'il a à se blesser. Une voix d'homme lui succède, affirmant que l'enfant se trouve mieux "ici" (à Bonneuil, dans un environnement façonné par son système éducatif) : "il était malheureux, il est passé à des périodes de joie de vivre". L'escalier mène à la cuisine où Louis-Benoît prend son petit-déjeuner avec d'autres personnes (dont sans doute du personnel de l'établissement). Il se lève, prend des attitudes simiesques qui font rire l'assemblée. Dehors, avec un accompagnateur-stagiaire, il se dirige vers une voiture, une 4L, garée devant le pavillon. Le stagiaire lui ouvre sa porte arrière pour qu'il entre puis s'installe à son tour devant le volant. Rituel du trajet en voiture que l'enfant effectue seul avec son accompagnateur, moment intermédiaire entre le séjour dans l'établissement et l'activité en atelier qui suscite une autre situation relationnelle : en cela, Secrète enfance prolonge bien Vivre à Bonneuil, lequel était ponctué de scènes similaires.
Louis-Benoît sur le chantier : "il comprend bien si on lui demande quelque chose"
Sur le chantier de construction d'un nouveau pavillon, dans une rue similaire à celle où se trouve l'école, des ouvriers travaillent, accompagnés par Louis-Benoît qui s'occupe de lui-même à partir de ce qu'il trouve autour de lui. Il porte une planche sur quelques mètres, ramasse un caillou dans la terre retournée qu'il met soigneusement dans sa poche (ce geste est longuement filmé en gros plan). Raccord brusque avec une scène de bêchage d'une aire de terre dans un paysage qui fait songer à un coin de Provence ; Louis-Benoît accompagne deux hommes dans leurs travaux, les aide à sa façon. A "institution éclatée" selon l'expression de Maud Mannoni, montage lui-même "éclaté" : les séquences font cohabiter des espaces et des temps distincts, même si une situation unique, la plupart du temps, constitue leur axe. Le discours intellectuel du film (les enjeux de Bonneuil, les expériences qui les concrétisent) prévaut par endroits sur le souci de cohérence narrative. Le stagiaire, que l'intervieweur appelle "Michel", explique que Louis-Benoît vient au chantier tous les matins à partir de 9h du lundi au vendredi. Un ouvrier témoigne : "Il comprend bien... Si on lui demande quelque chose." Le stagiaire explique qu'il ne s'agit cependant pas de "lui demander du rendement". S'il comprend effectivement les sollicitations qui lui sont faites, Louis-Benoît n'en fait cependant qu'à sa tête, exécute les tâches qu'il choisit selon l'ordre qu'il s'est donné. Le stagiaire ajoute que sa relation avec Louis-Benoît a commencé lorsqu'il a eu l'opportunité d'accompagner un enfant de Bonneuil sur un chantier. L'intérêt n'est pas le travail qu'il doit effectuer, mais le "réel" qu'apporte le contexte que constitue le chantier. Un autre ouvrier interrogé trouve très bien qu'il les accompagne plutôt que de rester dans une maison à ne rien faire. L'expérience dure depuis trois mois. Scène de repas sur le chantier, autre topique des films de Guy Seligmann sur l'activité de Bonneuil. Nouveau trajet en voiture de Louis-Benoît et du stagiaire. Quand il s'en extrait, il marche à reculons et dévisage la caméra pendant plusieurs pas : manière de montrer qu'il a conscience d'être filmé? (12:24)
Louis-Benoît : "il faut lui permettre d'évoluer seul"
Louis-Benoît à la piscine, accompagné d'un maître nageur. Il joue avec une poupée démembrée, comme nous l'avons vu faire à plusieurs reprises dans les séquences de Vivre à Bonneuil qui le mettent en jeu. Témoignage d'une mère (pas celle de Louis-Benoît), que nous avons déjà écoutée dans Vivre à Bonneuil, pendant une séance de groupe de parole présidée par Maud Mannoni. Elle raconte les peurs que les autres parents éprouvent quand leurs enfants sont au contact de son fils. "Ce n'est pas contagieux" a-t-elle dit à une femme qui s'en inquiétait ostensiblement. Elle ajoute qu'elle a appris à prendre de la distance avec son fils, à ne pas prendre en charge toute son éducation, "à se détacher de ce problème là" pour qu'il puisse se prendre davantage en main : "quand on pense en fonction de lui, on ne lui permet pas d'avoir une vie à lui. Il faut lui permettre d'évoluer seul, il faut se retirer." Longue scène de bain de Louis-Benoît dans la maison de Bonneuil. Il se livre à un trafic d'eau entre la baignoire et la cuvette des toilettes, il s'assoit sur le rebord de la baignoire, porte les mains à son sexe et sourit en dévisageant la caméra. Le contact de l'eau lui plaît visiblement. Comme dans Vivre à Bonneuil, la caméra le filme en gros plan de manière frontale quand il se livre à des gestes qui manifestent son inadaptation ou son retard - ici, pendant qu'il souffle dans l'eau savonneuse et la déglutit. Il s'agit d'assumer la différence plutôt que de chercher à l'euphémiser pour rendre plus tolérable le spectacle quotidien du handicap. Il s'agit aussi de le montrer dans son bien-être apparent et non privilégier sa souffrance pour conforter le public dans ses repères. Atelier de jeu avec les ombres des mains, d'abord projetées sur un drap puis au sol. "Regarde les griffes du chat!" Dernier plan de la séquence montrant Louis-Benoît, présent dans l'atelier, couché sur le dos, sans communication avec les autres, mais sourire aux lèvres. Entretien avec un homme qu'une intervention infographique désigne comme Michel Polo, directeur de l'Ecole de Bonneuil. " Il est sûr qu'un garçon comme Louis Benoît, s'il était resté dans une institution traditionnelle, serait resté le gamin sanguinolent, s'écorchant vif. Alors que bon, là, il a eu la chance de trouver un compagnon qui l'a suivi dans le travail quotidien, et une famille qui a pu l'accueillir. La difficulté est de trouver des familles susceptibles d'accueillir ce genre d'enfants - on a souvent des familles qui proposent et, voyant le travail à faire, se désistent au dernier moment..." (21:20)
Philippe : "Ce qui me chagrine à Bonneuil, c'est qu'il y a un culte de personnalité"
Dans une voiture qui évolue sur une route de campagne. L'homme qui conduit explique qu'il cherche des familles d'accueil, et une fois qu'il en a trouvées, assure une coordination avec elles. Une jeune femme explique comment s'est déroulée la rencontre avec Michel, un des enfants de Bonneuil dont elle a maintenant la responsabilité. Michel est filmé dans un atelier de poterie où un homme travaille. Nous comprenons que c'est son cadre d'accueil. Zoom sur les étagères de l'atelier sur lesquelles reposent ses productions : pots, vases, coupelles. Parmi elles une voiture cabossée, grossièrement peinte en bleu. Nous devinons à son aspect qui contraste avec les autres pièces que c'est une réalisation de Michel. L'homme explique qu'il veut, en tant que potier, privilégier la qualité à la quantité et faire de son travail un art de vivre. Sa voix est douce, ses gestes sont calmes. Par contraste, interjection d'une séquence de groupe de parole en présence de Maud Mannoni et Michel Polo où il est question des méthodes de formations professionnelles massives, et plus largement de la culture contemporaine du travail. Une jeune fille qui a suivi une filière technique se plaint que le rythme de rendement qui lui était imposé la bousculait dans son rapport à la tâche ; un des participants témoigne de son parcours professionnel qui s'est accompli dans les marges : "je n'ai bossé que deux mois dans une boîte, le reste du temps j'ai marginalisé." Par la séquence suivante, nous découvrons qu'il élève des chevaux et qu'il forme à la course de trot. Gros plan sur son visage aux traits nets, à l'expression rigide, détachée sur la grande aire gazonnée où il se trouve, donnant des instructions au jeune homme, assis dans un char, qui conduit le cheval auquel il est amarré. On devine que ce dernier est pris en charge par Bonneuil. Autre palefrenier qui témoigne sur un autre jeune homme de Bonneuil qui lui est confié : Philippe. Il le considère comme les autres lads (ceux qui prodiguent des soins aux chevaux) dont il s'occupe, il est satisfait de son travail. Quelques plans de coupe où on voit Philippe s'occuper du fourrage dans l'écurie. Interrogé, il regarde le sol, répond d'une voix atone : "Je voudrais être palefrenier. ce qui me plaît est le contact avec l'animal. J'aime bien leur parler. il faut être très doux. Si on est brusque, ils s'en rappellent". On se demande si cette dernière observation n'est pas à appliquer sur son propre compte. l'entretien se poursuit alors qu'il brosse la croupe d'un cheval. L'interroger alors qu'il s'affaire à une tâche qui lui est familière favorise une conversation plus intime. Quand on lui parle de Bonneuil, il rit avec réserve : "je veux pas être celui qui critique les choses, mais je trouve que c'est un milieu un peu anarchique. Ce qui me chagrine un peu, c'est qu'il y a un culte de personnalité, un peu. Mannoni qui dirige l'établissement, à tout ce qu'elle dit c'est : 'oui chef, bien chef'... la séquence se poursuit sur une course de trot avec, dans le char, Philippe et le palefrenier qui le dirige. Ce dernier avait affirmé qu'il faisait savoir à Philippe quand il n'était pas content de lui. Nous comprenons que Philippe, mécontent des du système de Bonneuil, apprécie cette approche qui assume plus clairement son principe disiplinaire. (30:53)
François : "il a deux lieux"
Dans sa voiture, l'homme que nous avons vu au début de la séquence précédente continue de sillonner les routes de campagne pour assurer le travail de coordination qu'il a décrit. Il prend la direction de Bourigeole, indiquée par un panneau de signalisation routière, sous lequel est attaché une pancarte avec l'inscription manuscrite : "agriculture biologique". Il rejoint des hommes et femmes travaillant un bout de terre. Voix off des uns et des autres qui expliquent leur choix de reconversion : changer de profession (éducatrice, instituteur), arrêter les études, quitter la ville (Bordeaux). Un jeune homme les accompagne, auquel ils demandent d'accomplir de menues tâches - arracher une touffe d'herbe, porter un cageot. Par leurs conversations, nous apprenons qu'il s'appelle François. une musique se fait entendre, douce, sereine. Gros plan sur son visage incliné sur le côté, avec un regard rêveur, voire absent. Dans une vieille bâtisse, réunion de l'équipe dans la cuisine. Voix off d'une femme, l'une des responsables de l'exploitation : "C'est très agréable de partager tout ce qu'on fait avec François, parce qu'il écoute, il regarde..." Scène de trait de chèvre par François, dans une étable, encouragé par deux membres de la petite équipe. "On n'a pas l'impression de le prendre à sa famille, non. Il a deux lieux. On est toujours content de le voir revenir." Cut, scène de groupe de parole, un homme, que l'on devine être le père de François, assis à côté de Maud Mannoni, droit sur sa chaise et le regard dirigé vers le sol, affirme : "Il y a une espèce de mutilation de penser que tout d'un coup, l'enfant ailleurs serait malheureux ou ne recevrait pas quelque chose que les parents peuvent lui donner". Mais, ajoute-t-il, il admet que le même enfant peut trouver ailleurs "beaucoup plus". (36:20)
Xavier : "il communique quand même"
L'homme qui conduit la voiture continue sa route, s'éloigne de la vieille bâtisse où loge François et ses accompagnateurs pour rejoindre un domaine pourvu d'une maison de maître avec dépendances. A la suite d'une femme âgée vêtue d'une robe sur laquelle elle porte un gilet de laine, un jeune homme traverse un pré en traînant une carriole. Gros plan sur son visage au regard baissé, au sourire figé. Une voix de femme que l'on devine être celle que nous venons de voir en sa compagnie : "Xavier communique quand même, d'une certaine façon." L'entretien se passe dans un salon aux meubles rustiques. On devine que c'est l'intérieur du château qui a été montrée au début de la séquence. Elle ajoute que si elle s'adresse à lui, il la comprend. Elle raconte qu'au début, c'était un enfant triste, "il avait des crises de cafard et se mettait à pleurer sans raison comme d'autres piquent des colères". A l'image, Xavier gesticule, tape des mains devant sa bouche ouverte, se met à rire, assis dans les herbes. Sa voix couine, émet des sons inarticulés. Cut, scène de groupe de parole (où on reconnaît la présence de la mère d'élève de Bonneuil qui était interviewée dans Vivre à Bonneuil), témoignage d'une femme que l'on devine être la mère de Xavier. Elle admet que la femme qui a accueilli Xavier communique mieux avec lui qu'elle ne parvient à le faire : "Pour elle, Xavier parle, pour moi, pas toujours". En riant doucement, elle ajoute : "je crois d'ailleurs qu'elle lui confie ses soucis, et Xavier, par ses gestes, par sa tendresse, lui montre qu'il est avec elle". Selon la mère de Xavier, cette femme lui impose des limites qu'elle-même ne sait pas poser et lui concède une autonomie qu'elle même ne lui accorde. Suite de l'entretien dans le salon de son château. La femme qui accueille Xavier estime que lui et elle "se comprennent d'une certaine façon", mais : " c'est difficile à expliquer." Ici, l'expérience prévaut sur la théorie. Le bien vivre ensemble, le respect mutuel, les tâches communes, la disponibilité de l'un pour l'autre contribuent à la réussite d'une relation thérapeutique qui s'avère à double sens. Retour dans le groupe de paroles, Maud Mannoni en voix off : "C'est sûr que c'est avec les parents que les difficultés se sont nouées, c'est avec eux qu'elles se dénoueront en dernier lieu." (41:23)
Groupes de parole : l'écoute mutuelle, la mise en commun du discours
Entretien de Robert Lefort, psychiatre, co-fondateur de l'Ecole de Bonneuil. Pour lui, il s'agit autant, pour faire suite à l'observation de Maud Mannoni, de "renouer" que de "dénouer". Il prend pour exemple le cas d'Hector qui cédait à ses pulsions de mort, incriminant sa mère, avant que son séjour à Bonneuil ne permette à ses parents "d'interroger leur propre discours". Retour dans le groupe de paroles. Une mère affirme que Bonneuil ne la met pas en situation de culpabilité. Elle insiste, pour que le cheminement intérieur puisse s'accomplir, sur l'intérêt des "réunions du lundi (celles du groupe de parole) où il y a quelque chose d'une analyse qui passe." Le principe de ces séquences tournées avec le groupe de paroles est de ne pas montrer d'emblée le locuteur, de laisser la caméra panoter sur les autres membres du groupe qui sont à son écoute. De cette façon, la parole n'est pas montrée comme émise mais comme flottante parmi le groupe dont chaque membre peut se l'approprier, comme un ballon qui passe de main en main. La parole constitue une matière commune dont la fonction est de contribuer à une réflexion collective. Autre groupe de paroles, où cette fois, c'est Philippe qui intervient pour expliquer le bénéfice qu'il tire de son analyse. A propos de son analyste : " Le principe est que vous parlez et lui il écoute. C'est pas lui le maître et vous l'enfant, pas comme dans une classe. L'analyste dit : 'vous avez quelque chose à dire, vous le dites', et lui, s'il a aussi quelque chose à dire, il le dit. C'est d'égal à égal". Raccord sur un entretien avec Maud Mannoni, seule derrière une table où un bloc notes est posé sur un journal ouvert. Elle regarde la caméra : "A Bonneuil, le spécialiste travaille pour sa disparition en tant que spécialiste. Il se rend compte qu'il n'a pas le monopole de la parole juste. ce que l'enfant demande, c'est quelqu'un qui parle 'nature' - c'est pas si fréquent dans le monde d'aujourd'hui. Ce que l'adolescent demande, c'est quelqu'un qui se soucie de lui et c'est pas si facile à trouver." (45:05)
Catherine : "là-bas, elle dit 'je'"
Photographie d'un bébé sur sa chaise à plateau. Intervention infographique pour indiquer qu'il s'agit de "Catherine". Dans un salon, ses parents expliquent son parcours : une "jolie petite fille", qui a mal vécu d'avoir été ballotée entre ses grands-parents et ses parents pendant des déménagements successifs, qui n'a pas apprécié sa nouvelle nourrice, qui s'est "enfermée "d'un coup" à la naissance de son petit frère : "et à, ajoute la mère, c'était fini". Cependant, son séjour dans une famille d'accueil l'a amené à changer de comportement, être plus ouverte, prendre vis-à-vis de ses enfants des responsabilités qu'elle délaisse en présence de ses frères et soeurs. A remarquer que sur les photos de famille, montrées comme archives, la mère est coiffée avec soin, et sans doute à la mode, avec des boucles qui dynamisent son visage, tandis que dans l'entretien, ses cheveux sont sévèrement tirés en arrière comme si elle avait renoncé à une part d'elle-même. Panoramique dans l'appartement, montrant des pièces claires et ordonnées, soigneusement décorées selon le goût contemporain, avec deux enfants attablés qui se sont plongés dans la lecture. La voix du père se fait entendre en off, douce et atone : "Elle parle là-bas beaucoup plus qu'avec nous, elle ne dit pas 'je' chez nous". Images du séjour dans la famille d'accueil, abords campagnards de la maison où Catherine séjourne, raccord avec l'intérieur où elle partage un petit-déjeuner. Filmer ces deux intérieurs dans la même séquence permet de montrer la différence de leurs styles, celui de la famille d'accueil étant rustique et traditionnel. Catherine étant filmée plus longtemps, on reconnaît la jeune fille qui figurait dans la séquence tournée chez un matelassier de Vivre à Bonneuil. La femme qui a accueilli Catherine, interrogée, explique qu'elle trouvait "tout naturel" de "prendre" cet enfant. Un de ses fils, jeune homme, trouve "très intéressant d'avoir des contacts avec ces enfants là, c'est une grande chose de connaître ça". Catherine, qu'on voyait passive chez le matelassier dans Vivre à Bonneuil, est filmée dans la cuisine en train de contribuer à la préparation du repas, épluchant des légumes, mettant le couvert. La femme qui a accueilli Catherine se demande si elle pourra, de manière autonome, s'orienter vers le métier de tissage qu'elle souhaite pratiquer. Comme elle évoque les récents travaux que Catherine a effectués, celle-ci, présente à ses côtés, précise : "une écharpe". Dans la suite de l'entretien, même si c'est avec difficulté, elles interagissent ensemble. La séquence finit par un très beau travelling avant sur Catherine devant un métier à tisser. Le châssis du métier s'interpose entre la caméra et Catherine, mais l'espace entre deux de ses tiges permet de voir le regard de celle-ci, puis son visage entier à mesure que la caméra progresse vers elle tout en délicatesse. Ses yeux s'illuminent, son visage est souriant. Dans la bande son, sa voix qui murmure des mots indistincts, sans doute en rapport avec sa tâche, d'une voix calme. Elle chantonne presque. La caméra imprime un mouvement arrière, comme un parent recule du lit où son enfant est couché quand il a constaté que celui-ci avait cédé au sommeil. Intervention d'un homme dans le groupe de paroles. D'une voix douce, d'un ton égal qui témoignent que sa parole sourd d'une réflexion profonde et soutenue, il avoue qu'il s'est senti mis en question, en tant que père mais aussi par son mode de vie, devant le spectacle de son fils accompagnant dans ses activités l'agriculteur auquel il a été confié. Retour à Catherine devant son métier à tisser. Filmée de profil, nous la voyons penchée sur son travail, accomplissant les gestes de l'artisane. Raccord dans l'axe avec une archive de Vivre à Bonneuil, mise en noir et blanc pour affirmer son hétérogénéité avec le reste du film, où Catherine est filmée aussi de profil, avec la même valeur de plan, dans l'atelier du matelassier où elle se rendait régulièrement avant son départ. Immobile sur sa chaise, elle ouvrait grand la bouche et plaquait d'un geste brusque ses deux mains sur son visage. La séquence qui se poursuit au présent montre, sur le châssis du métier, le tissage déjà effectué par Catherine. On pense à la formule de Foucault que ce plan met en question : "Folie, absence d'oeuvre" (Histoire de la folie à l'âge classique). Ici, il y a tout au moins ouvrage. (55:41)
Eric : "On est passé d'un phénomène de rejet à l'acceptation"
Sur une plage blanche "Eric" en écriture à la main. Un album de photos de famille s'ouvre, qui montre, d'une image l'autre un bébé devenir un petit enfant. Une voix d'homme en off raconte que le problème d'Eric a été découvert quand, un 15 août, alors qu'il avait quatre ans, "il s'est roulé par terre pendant deux heures", sans qu'il ait été possible de l'arrêter. La voix d'homme, qu'on devine être celle du père, ajoute que la naissance de Christian, le petit frère, a constitué un événement déclencheur et révélateur de sa situation. A travers les carreaux d'une porte fenêtre, les visages de deux enfants assis l'un à côté de l'autre. Regard sombre de l'aîné qui dévisage la caméra. Le filmage se faisant désormais en intérieur, un dézoom depuis les enfants montre qu'ils sont installés dans un salon abondamment éclairé, avec un ameublement élégant, et sur une table en bois au plateau luisant, un vase avec un bouquet de fleurs. Le dézoom continue en montrant des porte ouvertes puis un couloir, puis l'intérieur d'une nouvelle pièce où la caméra a été installée. Par un panoramique, elle montre, réunis avec le coordinateur de Bonneuil, un homme et une femme qui s'avèrent, par leurs propos, être les parents d'Eric. Pour son père, l'expérience du séjour à Bonneuil a permis de comprendre "qui est vraiment Eric". "On est passé d'un phénomène de rejet à l'acceptation", ajoute-t-il. Sa mère, filmée de dos dans son fauteuil de manière à ne pas montrer son visage, admet qu'ils lui ont administré "des raclées monumentales". Elle a raconté plutôt dans quel état d'épuisement il les avait mis des mois durant, nuit et jour. Dans sa chambre, Eric étendu sur son lit. Gros plan sur son visage sur lequel se lit une lassitude triste. Cut, une voiture dans un chemin de campagne, elle évolue vers une cour de ferme, stationne près d'une bâtisse ancienne. Le coordinateur en sort, rejoint une tablée composée d'un homme, d'une femme qui tient un bébé, d'un adolescent, d'un enfant, et d'Eric. Salutations cordiales entre adultes qui témoigne de la familiarité que le coordinateur a acquise auprès d'eux. Dans une étable, Eric, assis dans la cuve d'une mangeoire, regarde deux hommes enlevant la peau à un cadavre de mouton pendu par les pattes. Gros plan sur le visage attentif d'Eric qui chantonne des bribes de la chanson Les retrouvailles, grand succès des veillées des années 70.(59:36)
"Eric joue toujours à tout ignorer"
En voix off intervient la voix d'une femme qui déplore que la rédaction du dossier scolaire d'une enfant puisse comporter des informations qui tendent à infléchir l'interprétation de son cas. Filmée en in, assise à côté d'Eric, derrière une table chargée de feuilles et de stylo-feutres, elle explique qu'elle est institutrice. Mais avec Eric, "tout se passe au niveau du jeu. Le mot 'travail', il y est allergique." Elle raconte qu'un matin, il lui a dit qu'il ne voulait pas travailler, mais qu'il était disposé à "jouer à lire et écrire" avec elle. Elle ajoute, alors qu'il continue de dessiner près d'elle : "Je ne sais d'ailleurs pas s'il sait lire ou pas puisque Eric joue toujours à tout ignorer". Directement interrogé par l'intervieweur, Eric dit qu'il aime travailler avec l'institutrice, que son activité préférée est la lecture et le dessin". Mais il ajoute qu'il ne sait pas lire, qu'il aimerait apprendre "parce que c'est intéressant". L'institutrice commente : "Je crois que ce qui l'intéresse c'est l'apprentissage, mais pas de savoir lire. Eric a très peur de savoir. Eric a très peur d'être autonome." Ses phrases sont si nettement formulées qu'elles paraissent extraites d'un écrit qu'elle aurait rédigé, ou bien d'une réflexion développée par l'intensité de son expérience, l'intérêt qu'elle lui porte. Il s'y exprime l'acuité de son analyse et le désarroi intime qui en résulte. L'intervieweur, devenu tiers entre elle et Eric, retourne vers lui l'observation qu'elle vient de faire à son sujet. "C'est vrai?" Eric répond "oui" sans attendre. "T'as compris ce qu'elle a dit?" Il répond "oui" de nouveau. "T'en penses quoi?" Il répond par des phonèmes qui imitent la phrase de l'institutrice, comme on répèterait la phrase qu'on a entendu dans une langue inconnue, s'aidant de sa seule mémoire auditive. Aux questions précédentes, il regardait l'intervieweur, mais cette fois, son regard est resté attaché à son dessin. (01:03:20)
Éric : "C'est moi qui commande le cheval"
Le couple qui accueille Éric, installé dans la salle où il se trouvait tout à l'heure avec l'institutrice. L'homme comprend les difficultés d'Éric à s'adapter au monde scolaire. Lui-même, il ne s'est pas senti à l'aise "dans le monde de travail". Il a connu treize patrons, il était "très instable". Le rêve qu'il réalise en prenant en main une ferme, il est prêt à le partager. A l'intervieweur qui lui demande ce qu'il reproche à la société, il répond que "tout y est calculé". Il ajoute : "On ne permet pas à l'individu d'exprimer des choses qui sont de lui. Ceux qui ne correspondent pas au type défini, on le rejette". Sa voix est devenue hors champ, c'est Éric qui est à l'image, dans la cour de la ferme. IL court avec deux chevreaux, puis il s'éloigne sur un chemin, toujours courant, cette fois avec d'autres enfants. Dans un élevage de cochons, il saisit des porcelets dans un box pour les donner à un fermier. Il se bouche d'avance les oreilles quand le fermier, prenant l'un d'eux, lui sectionne la queue : il sait par avance que l'animal va crier, cette scène lui est familière. le fermier lui passe l'instrument pour qu'il fasse pareil avec le suivant. Éric s'exécute avec le sourire. Avec des gestes vagues, il étale le fourrage dans le box, prend une brouette puis la repose, un outil puis le repose. Une femme interviewée, sans doute responsable de l'élevage, dit qu'avec Éric, il ne faut pas se soucier d'"efficacité". Nouvelle insertion, par des images noir et blanc, d'une séquence de Vivre à Bonneuil, celle où Éric, dans l'atelier d'arts plastiques, avait dessiné une très grande maison qu'il avait peinte en rouge puis découpée. On retrouve son père fermant la porte d'un haras, puis observant Eric à cheval, faisant trotter sa monture sur la piste. En voix off, sa voix qui déplore que la société soit devenue excessivement productiviste : c'est le contact avec son fils qui l'a amené à le constater. L'activité du cheval, ajoute-t-il, lui a permis de se rapprocher de lui. Interviewé à son tour, Éric affirme : "je n'ai plus peur du tout, c'est moi qui commande le cheval". Sur une musique folâtre jouée par une flûte, père et fils visitent ensemble les chevaux qui ont rejoint leurs boxes, ils quittent l'écurie main dans la main. (01:11:16)
Philippe : le séjour asilaire, l'inadaptation à l'école
Un jeune garçon à vélo sur une route de campagne, sous la pluie. Cheveux au vent, vêtu de jeans et d'un ciré, chaussé de godillots. Le regard fier qui porte loin. Une intervention infographique nous apprend qu'il se prénomme Philippe. Il descend de son vélo qu'il a appuyé contre la façade d'une maison, il pousse la porte de celle-ci. Une voix d'homme en off, ses propos nous apprendront qu'il en est le père : "Philou, il a quinze ans. Je crois que de voir moins ses parents n'est pas une mauvaise chose. Élever un enfant, c'est pas simplement le fait des parents. Je pense qu'il pouvait nous quitter sans dommage, en fait." À présent, le père en in. Il est assis dans un fauteuil de skaï noir, à côté de lui, un buffet où sont rangés des verres à pied. "Comment vous le voyez, l'avenir de Philippe?" lui demande en off l'intervieweur. Le père rit à cette question, répond qu'il faudra engager des luttes, apprendre à être patient, affronter des échecs. Mais est-ce de Philippe qu'il parle, ou des adultes qui s'occupent de lui? Philippe dans l'intérieur d'une maison. On devine que c'est celle dans laquelle il est entré au retour de sa balade à vélo. Elle est meublée simplement, dans un style qui n'a pas évolué depuis l'après-guerre, avec des repères d'habitat rural. Un grand crucifix sur un des murs. Philippe traverse la cuisine en quittant son ciré et en allant se couper une tranche de pain. Il a ses habitudes. Échange de sourires avec une femme âgée montrée en plans de coupe, filmée en gros plan. Son regard pétille, témoignant de l'attachement qu'elle éprouve pour lui. La voix du père en off évoque une période où il a été amené à la Salpêtrière, tellement son comportement était devenu "insupportable". Intervention de Philippe qui compare l'établissement à une prison. Pendant l'une de ses crises, raconte-t-il, le personnel a attaché ses mains. Son séjour a duré "six mois". À présent, il est attablé devant un bol et commence son petit-déjeuner face à la caméra. Devant elle, il parle fort et sans timidité. Il prend des attitudes avec ses mains, sa manière de tenir sa tête. Les gros plans soulignent sa propension histrionique à exagérer sa gestuelle et ses mimiques. Transition sur les hôpitaux psychiatriques, d'abord évoqués par des jeunes de Bonneuil pendant une réunion de groupe, puis filmés de manière furtive, en montrant un couloir et un bureau dont la porte est ouverte, avec, en off, la voix du psychiatre André Bourguignon (apparaissant en in quelques plans plus tard, une intervention infographique nous apprend qu'il est responsable du secteur psychiatrique de Bonneuil-Créteil) : "C'est vrai qu'en France, les médecins jouissent encore d'une puissance extraordinaire." Maud Mannoni, filmée derrière un bureau : " On tend à faire du médecin un personnage qui va finalement supprimer la mort." Elle regrette que la prise en charge administrative, "donnée comme seul recours", ignore les solidarités "des gens entre eux". Elle estime qu'"on ne fait plus confiance aux non spécialistes." Le Dr. Bourguignon, assis à ses côtés, s'interroge à son tour sur la capacité de la société d'accepter de vivre avec les malades en son sein, sans avoir à les isoler. Retour à Philippe qui fait rentrer les vaches dans l'étable. Circulant au milieu d'elles, il les nomme, les interpelle, d'une voix autoritaire. Retour à Philippe au petit-déjeuner. Interrogé sur l'école, il répond qu'on y "perd son temps". S'il a de bonnes notes, elles dégringolent quelquefois. "J'ai déjà eu 6 en moyenne générale, au mois de novembre". Il appuie son affirmation d'un signe de tête, il veut montrer qu'il n'a pas honte de l'irrégularité de ses résultats, sans doute parce qu'elle signifie qu'il ne travaille que quand il le veut bien. "Et puis les copains m'emmerdaient" ; il les considère, lorsqu'ils deviennent gentils avec lui, comme des "faux jetons". Plans de coupe sur la femme qui l'a accueillie, toujours assise avec lui dans la cuisine. Elle écoute l'échange avec intérêt et bienveillance. Elle admire visiblement ce garçon qui sait s'affirmer et mettre en question les règles du jeu auxquelles on cherche à le soumettre. "Je pense qu'il apprécie le climat familial", affirme-t-elle. Ses propres enfants le considèrent comme leur "petit frère". Philippe se tient derrière elle, à genoux sur le sol, caressant un chien, ajoutant des commentaires difficilement intelligibles. Comme Éric dans la séquence précédente, il ne perd pas une miette de la conversation quand il en est le sujet. Pour le père de Philippe, qui intervient en in, beaucoup de jeunes vont, à l'avenir, partager les problèmes de Philippe parce que le "système actuel" fabrique des "inadaptés". De loin en loin, le film émet le même message : la folie attribuée à ces enfants témoigne des vices d'un système industriel et marchand qui détruit le collectif et hystérise le rapport à la norme - se conformer à cette norme devenant une question de survie. Philippe à la fenêtre, peut-être en train d'écrire. Il est filmé de l'extérieur, en plan fixe, puis la caméra opère un travelling le long de la route qu'il avait empruntée à vélo. (01:23:55)
"On nous demande pourquoi nous n'adaptons pas plutôt les enfants à l'usine"
Sur des vues de rues de village ou d'intérieurs de ses maisons, un collage de commentaires, émis par des élèves de Bonneuil, sans doute ceux qui sont en rupture scolaire et sont accueillis avec les enfants psychotiques (ce principe a été expliqué dans Vivre à Bonneuil). Ils estiment, avec bon sens, que les jeunes ayant un parcours plus réduit dans la société que les adultes, celle-ci a moins de prise sur eux. Quand Maud Mannoni suggère qu'ils pourraient être associés à une gestion municipale, aucune réponse convaincante ne lui est faite. Ces jeunes qui parlent volontiers expriment une révolte dont ils ont du mal à définir l'objet et se gardent de s'engager dans une quelconque prise de responsabilités, préférant compter les points. Un couple de fermiers entouré d'enfants, interrogé dans une cour. La femme estime que le mode de vie rural permet aux enfants de voir leur père pendant la journée et de vivre au contact de la nature. Paysage vallonné et désert où évolue un troupeau de moutons. En off, l'intervieweur demande à Maud Mannoni : "Est-ce que finalement cet effort pour réintégrer les enfants en difficulté dans les milieux paysans ou artisanaux n'est pas une idée parfaitement utopique?" "- C'est bien ce qu'on nous reproche, répond Maud Mannoni, toujours en off alors que la caméra continue de panoter sur le paysage majestueux qui se déploie sans infrastructure apparente (une rouet, une haie) qui le dompterait en le segmentant. On nous demande pourquoi nous n'adaptons pas plutôt les enfants à l'usine". Elle ajoute que la priorité n'est pas d'adapter au travail mais de faire en sorte que l'enfant trouve "un lieu où il se sente bien". Or "c'est en utilisant les structures archaïques qui existent encore en France qu'on réussit le mieux, dans la mesure où on y trouve un contexte d'environnement où il y a des paroles justes, des paroles que les gens trouvent eux-mêmes". Le film a commencé sur un long travelling le long des plus récents grands ensembles, par des plans abiotiques que traversent uniquement des véhicules qui ne paraissent même pas être conduits par des êtres humains. Il finit par une scène pastorale qui montre un jeune homme ramenant les moutons dans un parc après les avoir promenés dans un paysage vaste où la nature est en majesté. Ainsi, le mode de prise en charge des enfants psychotiques qui est recommandé consiste à fuir la ville et retrouver un mode de vie traditionnel, aux intérieurs inchangés, où les travaux et les jours rythment une société rurale qui aurait été indemne des mutations que Henri Mendras relate dans La fin des paysans, paru dix ans plus tôt (1967). Sur le même air de flûte, repris par une section de vents, derniers plans sur le jeune homme que nous avons vu tout à l'heure. Sans doute issu de Bonneuil, il contemple d'un regard tranquille et grave les bêtes dont il a la charge. Intervention graphique sur l'image qui se fige : " Je suis peut-être le plus atteint, moi l'innocent, le jeune, l'enfant! - Jules Vallès". Il est intéressant que les termes "jeune" et "enfant" soient associés par cette citation, puisque, dans tout le film, les personnages principaux sont jeunes plus qu'enfants. Que signifie alors le titre du film, "secrète enfance", sinon le hors champ d'un âge antérieur où le drame s'est noué, qui a déterminé le parcours de chacun, et dont il faut deviner les tourments fondateurs à travers son comportement et ses propos actuels, et aussi l'analyse émise par les adultes qui l'ont accompagné?