Jean-Ovide Decroly
Originaire de Belgique, Jean-Ovide Decroly fit ses années de médecine à l’université de Gand puis à l'Université de Berlin et à la Salpêtrière, à Paris. Il y rencontra des aliénistes d'avant-garde, et bifurqua vers la neuropsychiatrie, puis vers la psychologie. Il effectua des recherches sur les maladies mentales et sur l'anatomie pathologique du cerveau. Il se vit confier le département des « enfants anormaux et troublés de la parole » à la Policlinique de Bruxelles.
Il fut alors confronté à la misère des villes, Decroly découvrit l'abandon humain, social et pédagogique dans lequel végétaient ses petits patients. L'école populaire les condamnait presque toujours à l'échec et à la marginalisation ; elle était loin d'assurer la prévention par l'éducation qui constituait son idéologie officielle. « J'affirme qu'elle [l'école populaire] a une influence nuisible, une action antisociale incontestable ; non seulement elle ne nous prépare pas à la vie, mais elle fait de beaucoup de nous des épaves de la vie, des déclassés, ou du moins elle ne fait rien pour nous éviter de le devenir — ce qui est tout comme. » (Delcroly, Plaies sociales et remèdes. Revue contemporaine. 1904)
Il s'engage rapidement dans la lutte pour l'obligation scolaire (qui, en Belgique, ne sera acquise qu'en 1914 et effective qu'en 1920) ; mais il l'assortit immédiatement de l'obligation pour l'école de préparer efficacement chaque enfant à sa vie d'homme, de travailleur, de citoyen. Decroly dresse le constat d’un enseignement encore trop axé sur les « humanités classiques centrées sur l'homme, fondées sur les belles-lettres, et imprégnées d'un rationalisme cartésien limité à son contenu philosophique ». Il veut moderniser cet enseignement en donnant plus de poids aux sciences naturelles. Il va ainsi expérimenter des « écoles-laboratoires » (F.Dubreucq, Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée, 1993).
Decroly devint alors le médecin-chef d’une petite clinique destinée originellement au traitement d’enfants anormaux. Finalement, il veut affirmer ses principes de pédagogie nouvelle et décide « d'accueillir ces enfants irréguliers en tant qu'internes dans sa propre maison familiale ». Ils seront élevés avec ses propres enfants. L’intérêt pour Decroly est de prouver que des « enfants anormaux » peuvent réaliser de grands progrès dans l’éducabilité grâce à un environnement favorable et des méthodes adaptées.
Ses travaux l’amènent à contester « l'impérialisme de la parole dans les programmes scolaires ». D’après lui, la variété des niveaux de langue selon les milieux constitue un « obstacle majeur à la réussite des enfants du peuple » car la norme scolaire reflète strictement les usages de la petite ou moyenne bourgeoisie, pour qui l'emploi du code élaboré confère quelque prestige socioculturel.
Decroly va ainsi dissocier dans ses travaux, la mesure de l’intelligence avec la maîtrise du langage. Pour permettre la mesure d’une intelligence non verbale, il va ainsi mettre au point des objets dont la manipulation silencieuse démontre l'existence de raisonnements non verbaux. Destinés à éviter les erreurs d'orientation de jeunes gens bien doués, mais desservis par leurs propres faiblesses d'expression ou celles de leur milieu, ces tests prouvent l'existence de raisonnements déductifs et inductifs complexes basés sur « la perception, l'intuition, l'observation, la mémoire, l'imagination, la représentation, la comparaison, l'analyse, l'abstraction, la généralisation, la synthèse » (F.Dubreucq, Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée, 1993).
Decroly met ainsi en exergue l’importance de l’expression. Cette expression recouvre de son point de vue, la diversité des modes de raisonnement verbaux et non verbaux par lesquels le sujet arrive à conceptualiser un raisonnement.
La conception decrolyenne de l'expression n'est pas sans conséquences sociopédagogiques importantes. « Pyramide sur sa pointe, l'école traditionnelle favorise dès le début une catégorie très particulière d'enfants : le futur petit intellectuel, dont elle développe à outrance les qualités verbales. En revanche, elle dévalorise l'expression concrète en considérant comme subalternes et négligeables les travaux manuels, la gymnastique, le dessin, le jeu ». Elle reproduit ainsi les préjugés sociaux qui méprisent les « bas métiers » ; Decroly met en garde contre le danger d'une obligation scolaire qui disqualifierait les formations technique, professionnelle, voire sociale et artistique. La surestimation des « cols blancs » risque d'engendrer de graves déséquilibres dans l'organisation économique si le choix d'un métier manuel devient la sanction de l'échec scolaire (F.Dubreucq, Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée 1993).
Decroly croit à la participation active des élèves à leur propre formation. Dans ses instituts, les élèves choisissent eux-mêmes les sujets d’étude, ce faisant, ils reprennent en main l’activité programmatrice.
On fait souvent de Decroly l'inventeur de la méthode dite « globale » de lecture / écriture. Il serait plus exact de voir en lui le promoteur de la « méthode fonctionnelle ». L'initiation à la lecture et à l'écriture ne s'opère qu'à partir de textes en rapport direct avec l'expérience concrète immédiate, et toujours légendés par un support figuratif (dessin, maquette, objets divers) ; les premiers « livres » de lecture sont le cahier, le texte qu'on imprime, le panneau qu'on affiche, le message qui circule dans la collectivité.
Decroly a ainsi étudié le paradigme dominant d’apprentissage et a proposé une refonte de celui-ci basé notamment sur ses expérimentations. En accordant une place d’importance à l’autonomie des élèves et aux raisonnements non verbaux, il a contribué à dénoncer la légitimation d’une certaine culture d’élite qui s’effectue lors de l’apprentissage traditionnel et qui a des conséquences importantes sur le parcours de certains en décalage avec cette culture de classe. (cf. F.Dubreucq, Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2, mars-juin 1993, p. 251-276.)
La méthode Decroly et l'école
En France, le principal établissement dans lequel est appliquée la méthode Decroly, étonnamment, est public, avec des enseignants de l’Éducation nationale, recrutés pour leur adhésion aux valeurs decrolyennes. Il est situé dans la ville de Saint-Mandé (Val-de-Marne) où sont inscrits environ 350 élèves, de l’école maternelle au collège. Hormis cette expérimentation qui perdure depuis 1945, on trouve des projets d’écoles alternatives, plus rarement des projets de crèches, qui revendiquent la méthode Decroly. Reste à vérifier si les principes de base y sont véritablement mis en œuvre, à savoir la globalisation, la richesse du milieu naturel, les centres d’intérêt et tout ce qui caractérise une vision résumée par sa maxime « L’école pour la vie, par la vie ». Comme toutes les méthodes éducatives nées au début du XXe siècle, celle d’Ovide Decroly proposait essentiellement une alternative au système scolaire de l’époque, même si un jardin d’enfants a été associé à son école, dès sa création en 1907 en Belgique.