Dans le bureau d'accompagnement social
Générique : les lettres noires se détachent sur fond blanc. En son, les bruits ambiants d'un environnement extérieur : bruits de tôle qui résonnent, cris de mouette. Un véhicule progresse dans l'allée qui sépare des enfilades de blocs en préfabriqué, reliées par des tuyaux. Il fait sombre, la neige tourbillonne. Au volant du véhicule, une silhouette casquée. Commentaire : "Depuis 1980, à Rostock, sur le chantier naval Neptun, nous aidons nos collègues marginalisés par l'abus d'alcool. A l'écart des halles de construction, on trouve le bureau d'accompagnement social." Intérieur, trois hommes entrent tour à tour dans un local dont ils ressortent en tenant un gobelet. Le commentaire précise qu'ils prennent un "traitement sous surveillance". En inserts, des plans de chantier naval, une grue progresse derrière un grand navire en partie bâché, avec des sons de chocs répétés : ces plans rappellent que les ouvriers travaillent à l'extérieur, sur des vastes chantiers, environnés de puissantes machines. Dans le bureau d'accompagnement social, dialogue aimable entre le responsable et l'ouvrier. Le commentaire indique qu'il a été mis en place par la direction du chantier naval en 1982 (le film est de 1984) : "Ici, avec l'appui de la polyclinique, du centre psychiatrique et des brigades, nos collègues reçoivent des informations sur leur alcoolisme et sont traités". Le commentaire précise que des thérapies de groupe sont mises en place 2 fois par mois, ainsi que des consultations régulières avec un psychiatre. "Le bureau a un droit de regard sur toutes les questions relatives à ses patients". Le commentaire ajoute que l'équipe de réalisation a suivi pendant six mois Ebehard Kuntsmann. Ouvrier qualifié, 34 ans, il travaille sur le chantier depuis 1969, se consacre désormais à l'accompagnement de ses collègues malades de l'alcool (un des ouvriers dans la première séquence l'a d'ailleurs interpelé 'cher collègue').(02:38)
"Il n'est pas bête, qu'est-ce donc qui l'empêche de s'arrêter?"
Salle de réunion, un portrait de Honecker sur le mur. Deux tables sont installées bout à bout, quatre collègues d'un côté, un unique collègue de l'autre côté, et Kuntsmann en bout de table. Il se présente, ajoute qu'il a eu l'initiative de cette réunion pour évoquer le cas du "collègue Schumacher qui travaille dans votre section et vous a causé quelques soucis". Changement d'angle pour montrer les ouvriers qui interviennent tour à tour. L'un d'eux affirme que lui et ses collègues ont essayé d'aider Schumacher, de lui faire entendre raison alors que sa conduite l'avait amené à être sanctionné par une diminution de salaire et le retrait de son permis de conduire. En vain. GP sur Kuntsmann qui lit un rapport sur le parcours de Schmumacher dans le chantier, puis qui interroge ses collègues : "Il n'est pas bête, qu'est-ce donc qui l'empêche de s'arrêter quand il commence à boire?" Retour sur les ouvriers qui prennent un air contrit en l'écoutant. Aussi bien sa question s'applique à eux tous. Kuntsmann poursuit sa méditation sur le cas Schumacher. Il s'appuie dessus les sermonner. Il répète l'expression "notre collègue Schumacher" pour en faire le leitmotiv d'un discours édifiant. Un ouvrier affirme que lui et ses collègues ne veulent plus travailler avec Schumacher parce qu'il les empêche d'atteindre "les objectifs". Retour sur Kuntsmann. Reprenant la parole, il en vient aux conséquences de ce type de conduites sur la marche de l'entreprise. Rappelant le coût des machines de chantier qui sont confiés à l'équipe, il demande : "s'il s'absente pendant plusieurs heures, vous imaginez le préjudice économique?" Il en vient à la solidarité au travail et au devoir humain d'aider celui qui est en fragilité : "sa valeur ne dépend-elle que de sa capacité de production?" Si "on l'abandonne, conclut-il, je trouve ça inacceptable".(06:01)
"Ne serait-ce pas l'alcool qui a tout gâché?"
Un des ouvriers présents à la réunion intervient. En plan de coupe, vue d'atelier où il travaille sur une coque d'acier avec un chalumeau. Il est jeune, les cheveux longs, les traits fins. Il explique qu'il voulait devenir électricien mais que la peine de prison qu'il a dû purger l'a amené, ensuite, à s'orienter sur le chantier. Silence, il porte la main sur son visage, regarde dans le vide. "Ensuite je me suis marié, ça a été le début des problèmes. Il y avait l'alcool aussi." Les disputes conjugales, en se répétant, l'amenaient à aller s'enivrer en ville. Ayant mal supporté son divorce, il a tenté de se suicider dans l'appartement familial en ouvrant le gaz, son ex-femme est intervenue à temps. Après avoir purgé une nouvelle peine de 6 mois, il est retourné sur le chantier. Il ajoute, rassurant : "Je ne sais pas si j'ai loupé quelque chose à cause de l'alcool, mais j'ai l'impression de devoir me rattraper." Il termine son témoignage en affirmant qu'il se remet grâce aux médicaments qu'il prend régulièrement. En off, la voix d'un accompagnateur social. Il lui demande si ce n'est pas l'alcool qui est responsable de la mauvaise tournure que son ménage a prise? "Ne serait-ce pas l'alcool qui a tout gâché?" L'ouvrier acquiesce. Aujourd'hui, dit-il, il a changé, il s'efforce d'être calme et conciliant. Son attitude pendant la réunion le montre, alors qu'un de ses collègues est revenu à la charge en lui reprochant d'avoir fui ses responsabilités personnelles. (09:08)
""Cher collègue, vous êtes catalogué en tant que citoyen à risque""
Nouvelle séquence dans le bureau d'accompagnement social. Kuntsmann est vêtu différemment, c'est sans doute un autre jour. Assis à ses côté, un autre des ouvriers qui étaient présents dans la première séquence. Il diffère de l'ouvrier précédemment interrogé, moins placide, plus abattu. La suite de l'entretien nous apprend qu'il s'appelle M. Rohrbach. Le dialogue s'engage tout de suite sur sa consommation d'alcool : combien de verres a-t-il bu ce matin? Il veut éviter de répondre, il explique qu'il doit d'abord exposer des circonstances, évoque sa fille partie en vacances. La voix, qui reste hors champ se fait dure : il ne s'intéresse pas aux histoires, il veut savoir combien etc. La caméra panote pour montrer son propriétaire : sa blouse blanche le désigne comme médecin, son attitude est raide, ses gestes sont impatients. Comme il demande à Rohrbach s'il est prêt à se soumettre à une "thérapie avec nous", Rohrbach répond non. "Dans ce cas, Monsieur Rohrbach, je ne peux pas vous aider", conclut lugubrement le médecin. Rohrbach s'inquiète, veut connaître les conséquences de son refus. Kuntsmann, qui prend le relais, explique : "cher collègue, vous êtes répertorié comme citoyen à risque". Il précise à Rohrbach qu'il doit se rendre "aux consultations" et "doit suivre un traitement ici". A ce "doit" fait écho les mots "injonction" et "obligation" dans la suite de ses propos. Sa désobéissance entraînera sa convocation par le "Département intérieur du conseil de la ville" qui le soumettra à une "procédure pénale". "Cher collègue, vous êtes catalogué en tant que citoyen à risque", justifie Kuntsmann. Il évoque la possibilité d'inscire la désobéissance de Rohrbach comme un délit qui serait compté sur son casier judiciaire. Comme pour tempérer l'impression d'agression qu'inspire cette séquence, plan d'une grue acheminant un bateau sur fond de Mozart. (12:30)
"Alors, qu'as-tu acheté et bu le 21 janvier?"
Deux hommes font irruption dans un couloir par une porte latérale. Ils viennent vers la caméra installée dans une pièce située dans l'axe du couloir. Sans pénétrer dans la pièce, ils entrent vers celle qui lui est attenante, également accessible depuis le couloir. Travelling latéral pour les rattraper. Cette chorégraphie suppose que l'opérateur ait été mis au courant des déplacements que les deux hommes devaient effectuer, voire que ces derniers aient été instruits du trajet qu'ils devaient suivre pour la bonne marche du plan. Ce qui laisse supposer que celui-ci est tout au moins une reconstitution. L'un des deux hommes prend place devant Kuntsmann qui l'interroge de manière policière sur ses récentes consommations d'alcool. Ses questions visent à mettre au jour le fait que ces consommations sont trop fréquentes et excessives. L'homme interrogé répond comme un repenti : "Oui, j'ai fait une erreur". Son expression de colère rentrée laisse cependant penser qu'il ressent comme humiliant de devoir répondre à l'interrogatoire intrusif auquel il est soumis. Il répond à Kuntsmann qu'après avoir vidé une moitié de bouteille d'alcool fort, que sa femme a fini par lui enlever, il a bu des verres d'alcool à brûler, avant que sa femme n'intervienne à nouveau. Il révèle ainsi son alcoolisme profond et frénétique.
"Ce sont des personnes qui sont pauvres dans ce qu'elles vivent"
Entretien du réalisateur avec Kuntsmann, sans tiers : "Un traitement médical ne suffit pas", explique-t-il. Son rôle est "donner une impulsion" aux employés pour qu'ils entreprennent ce traitement. Cette stimulation suppose l'ouverture d'un dialogue avec l'entourage familial et professionnel : "Sa maladie exclut automatiquement l'alcoolique". Le réalisateur lui demandant pourquoi ils boivent à se rendre malade, Kuntsmann sourit, regarde le sol d'un air méditatif, fait "hm!" avant d'expliquer : " Ce sont aussi des personnes qui sont pauvres, pas financièrement, mais dans ce qu'elles vivent, et il y a une part qui est liée à leur environnement." A ce moment de l'entretien, plan de rue qui montre le trafic dans la grisaille. Le champ est saturé de motifs rectilignes (câbles, arêtes de bâtiments et de carrosseries, rails...) qui disciplinent le regard. Un peu de neige est accroché à la pente de terre sous un bloc, les arbres sont nus. Kuntsmann continue en off, évoquant les "peurs" et "besoins" que chaque citoyen éprouve devant "l'incertitude", et dont il est appelé à "se défaire". Cut, le même plan paysager, mais de nuit : des lumières piquent le voilage qui a été tiré. "S'il n'y arrive pas, poursuit-il, il peut tomber malade, pas d'une maladie physique, mais d'une maladie de l'âme - la mélancolie". Les images qui couvrent ses propos racontent autre chose : la tristesse du paysage quotidien, la monotonie des tâches que symbolisent les allers et venues du tramway fixé à son rail, une sociabilité difficile à construire comme le montre l'absence de silhouettes humaines pour animer la rue. "C'est cette mélancolie qui sert de base à l'alcoolisme", conclut Kuntsmann. Sur les vues du chantier la nuit, motif de piano dissonant et arythmé, mêlé à la sonnerie répétée d'un téléphone. (16:52)
"Faire un peu l'idiot, c'est agréable"
Retour sur Rohrbach, lui aussi directement interrogé par le réalisateur. "J'ai essayé de m'en sortir seul", explique-t-il avec une voix plus vive que dans la précédente séquence où il figurait. Il explique que son environnement composé par la famille et les amis lui offre des opportunités de retourner à la boisson quand il a décidé de rester sobre. Quand le réalisateur lui demande comment il a commencé à boire, Rohrbach répond que c'était par conformisme : "faire un peu l'idiot, c'est agréable". Son alcoolisme, ajoute-t-il, dure depuis trente ans. Nouvelle question : "Qu'en pensent vos collègues?" Au fond, le réalisateur continue le travail de Kuntsmann en son absence. C'est à se demander s'il ne le suppléé pas, créant d'autres conditions pour faire advenir une parole relative à une pratique qui demande à être dissimulée. Rohrbach répondant que ses collègues boivent aussi, ne cherche-t-il pas à relativiser son cas, ne renvoie -t-il pas aux propos de Kuntsmann sur un mal-être généraliser dans le milieu prolétaire en RDA? (18:23)
"c'est un être humain, il faut l'aider."
Dans l'atelier, retour sur l'ouvrier montré au début du film, qui a fait des séjours en prison. Il garde son attitude placide et souriante au moment où il quitte Kuntsmann et un autre homme, sans doute un cadre, pour rejoindre son poste. L'autre homme lui a donné une carte qu'il glisse dans sa blouse avec un geste contentement. Il grimpe aux escaliers qui mènent à aux plateformes, symbole de son ascencion. La musique de Mozart reprend, à laquelle se mêle des percussions arythmées et une mélodie dissonante, sans doute pour nous suggérer que toute douceur s'extrait de la lutte et de l'instabilité. Entretien avec l'ouvrier. Le réalisateur nous apprend, en l'interrogeant, que la carte qui lui a été donnée est le permis de conduire qu'il vient de récupérer. Cet événement, répond l'ouvrier, lui redonne confiance et améliore celle de ses collègues. Il envisage à présent de "remettre tout en ordre" avec sa famille et compte dépenser autrement l'argent qu'il réservait à la consommation d'alcool. Dernier mot de Kuntsmann : "Quand un patient suit un traitement, c'est déjà une réussite." Il évoque les risques de rechute. "On sait ce qui va se passer ensuite et on ne peut être que spectateur". Le parcours de l'ouvrier, même s'il est marqué de séjours en prison, ne doit pas le sanctionner ou le bannir : "c'est un être humain, il faut l'aider." Dernier plan sur un navire qui démarre hors des échafaudages du chantier, glissant de sa rampe de lancement vers les flots. Pano vertical de haut en bas pour montrer les ouvriers qui assistent à l'événement. Le lancement d'un nouveau bateau à la construction duquel ils ont contribué, est susceptible de les rendre fiers.